20 avril 1980, le « Blaireau » se joue de l’apocalypse lors de la 66ème « Doyenne »
De tous temps les divers récits qui nourrissent les légendes les plus extraordinaires, les plus sensationnelles voir les plus épiques sont, pour la plupart, issues de l'imagination fertile et à fleur de peau de leurs auteurs respectifs. Elles vagabondent dans les esprits les plus réceptifs et viennent s'enraciner aux confins de l'imaginaire de chacun. Rares sont celles qui ne côtoient pas le virtuel. L'essence même de ces contes pour tous étant le rêve, il serait ardu voir vain de tenter de réaliser ou même de téléporter pareille épopée, quelle qu'elle soit, dans la réalité. Pourtant, il arrive parfois, au gré des époques traversées, des situations rocambolesques ou abracadabrantesques qui défient toutes logiques d'entendement et de compréhension. Ces faits irrationnels confèrent des environnements susceptibles de les générer avec des hommes hors du commun dont seul le sport, en général, et le cyclisme en particulier peut réellement y souscrire sans pour cela paraître suspecte aux yeux du commun des mortels.
A l'instar des milliers de passionnés de la « Petite Reine » tétanisés, abasourdis, médusés et pantois (tous les superlatifs ne sauraient infléchir cette tendance à l‘extase) par le spectacle auquel ils venaient d’assister en ce dimanche 20 avril 1980, il m’a fallu un temps diablement long pour extérioriser tout le ressenti de pareil ensorcellement du à l’exploit, que dis je à la prouesse d’anthologie perpétrée par un seul être. J’insiste sur le terme « être » car il ne faut, bien évidemment, pas être grand clerc pour affirmer que « celui » qui a conjuré de la sorte l’apocalypse dans tout ce qu’elle a de plus épouvantable voir de plus eschatologique était tout sauf humain. Mais que diable était-il venu faire dans cette galère ! A l’image d’un « Vieux Gaulois » arcbouté sur sa monture luttant tel un démon acariâtre dans une joute homérique et sans merci face à un Turchino majestueux, blanc, immaculé telle la ouate avant de se muer en linceul mortuaire, exactement sept décennie auparavant lors d‘une « Primavera » « stratosphérique ». Le « Blaireau » émergeant tout juste de l’état d’hibernation dont il s’était affublée les trois à quatre mois précédents cette échéance, fut confronté ce jour là à un cataclysme identique, inouï et invraisemblable dont tous, coureurs, suiveurs, journalistes et passionnés se souviendraient des lustres après les faits.
A l’aube d’un printemps encore frileux, la neige, depuis un moment déjà, errait un soupçon hostile et menaçante au sein d’un ciel gris inquiétant, chargé de rancœur. Celle-ci rôdait et vagabondait insidieusement dans le nord de la « Vieille Europe » en ce mois d’avril polaire. Liège, « La Rebelle » commençait à s’affubler de blanc lorsque le directeur de course de cette 66ème édition de la « Doyenne » rameuta ses troupes afin de lâcher enfin la bride aux cent soixante quatorze héros de cette effroyable journée. Dès les premiers kilomètres, le peloton subit les foudres de « Chioné » sous la forme de denses averses de neige et de pluie mêlée puis de neige annonciatrice d’un blizzard gourmet et dévastateur. Un froid glacial s’installa peu à peu au sein d’un paysage d'une austérité alarmante et d'une désolation hallucinante. Puis le blizzard, à nouveau, redoubla d'effroi et la température avoisina bientôt l'insupportable. Le mercure enregistra, alors, une descente vertigineuse vers le néant, ce même néant qui transpire parcimonieusement dans le subconscient, fragilisé à l'extrême, de ces « Gladiateurs de l'apocalypse ».
Le peloton, ou ce qu’il en reste progresse laborieusement, emberlificoté et emmitouflé tels des Inuits groggy. Peu avant midi, la neige cesse enfin de choir. L'atmosphère se réchauffe insensiblement. La pellicule encore vierge de toutes impuretés commence doucettement à fondre puis à se muer en d‘anonymes rus. En début d'après-midi, les routes, gorgées de neige en cours de liquéfaction, redeviennent presque praticables. À 140 bornes de l'arrivée, sur le plateau de Bastogne, balayé par le blizzard, la chaussée empruntée par la « Doyenne » est toujours à la limite du carrossable et les concurrents bâchent par dizaines. Pendant ce temps, la neige continue à s'accumuler sur les sommets de Wanne, Stockeu et Haute-Levée. Les « saute ruisseau » qui composent cette macabre procession, sorte d’enchevêtrement de corps désarticulés sont frigorifiés, les pieds deviennent insensibles, les muscles des jambes sont raidies et durcies par le froid enfin les mains sont crispées et épousent fiévreusement les cocottes de freins comme rarement. La course enregistre un retard abyssal sur l'horaire le moins rapide. À Stavelot, vers 15 ou 16 heures, sous des averses de neige fondue et de pluie capricieuse, moins de trente rescapés de la « Bataille des Ardennes » revue et corrigée , se présentent toujours affublés et empêtrés de leurs accoutrements polaires au pied du monstre représenté par le redoutable et redouté « Mur » de Stockeu.
C’est au sein de ce décor et de cet atmosphère d’« Ere Glaciaire » post apocalyptique que le « Menhir d’Yffiniac » déambule tel le « Yéti ». Plus tôt dans la journée, aux abords du plateau de Sprimont dans ce brouillamini de crêtes et de tiges condruziennes, les abandons pleuvent et parmi celles-ci, des éminents flahutes pourtant rompus à ce genre de phénomène météorologique tels le besogneux grégario, accessoirement incontournable lieutenant de peu ou prou toutes les « campagnes » du « Cannibale », Joseph De Schoenmaecker, le « Lilliputien », lauréat de la « kermesse de Juillet 1976 », Lucien Van Impe, le puissant rouleur-poursuiteur Norvégien Knut Knudsen ou le tout frais émoulu vainqueur de la « Primavera », le Bresciani Pierino Gavazzi. D’autres, moins avares de leurs efforts bâchent quelques bornes plus avant comme le récent « Voltigeur du Mur d’Huy », le Novaresi Giuseppe « Beppe » Saronni vainqueur de la Flèche Wallonne, accompagné pour l’occasion par le porteur de la tunique de Champion de Belgique, Gery Verlinden voir le « renégat de l’Alpe d’Huez » Michel Pollentier et bien d‘autres encore. Les contreforts de la Côte de la Roche-en-Ardenne sont le théâtre d’une capitulation en règle d’une pléiade de « cadors » dont le Suédois Sven Ake Nilsson, intenable trois jours plus tôt sur la « Flèche », Giambatista « GB » Baronchelli, moins balbutiant cinq mois plus tard du côté de Domancy, ou le « Chamois Varesini » Wladimiro Panizza plus à son aise du côté de Maddalena ou confronté aux « labourés » ou enfin l‘éternel espoir d‘Herentals, Daniel Willems ceint de sa cohorte de légionnaires en pleine déconfiture. Au terme des deux premières heures d’errance « zombiesque », on notait déjà plus d’une centaine de redditions. A leur décharge, il faut vraiment avoir été à la place de ces « voltigeur du macadam » en ce dimanche 20 avril 1980 pour se rendre vraiment compte du calvaire enduré par ces « Forçats de la Route ».
Personne sur le moment et encore moins après coup n'osera jeter la pierre à tous ceux qui se sont retirés ce jour là. Le « Blaireau » en tête, après avoir été protégé, calfeutré un long moment, tel l’enfant qui vient de naître par le fidèle des fidèles Briochin Maurice Le Guilloux, fut tout prêt de jeter l'éponge à quelques encablures du ravitaillement. A ce propos, Bernard Hinault l'aurait volontiers fait si d'aventure il avait neigé de plus belle à ce moment là, or cette dernière avait cessé de tourmenter ce qu’il restait de la meute en déroute et le soleil malicieux et somnolent clignait de l’œil insidieusement à l’attention des rescapés de l’enfer. Enfin débarrassé de son par trop encombrant imperméable, l’Yffiniacais put de nouveau respirer à pleins poumons et reprendre in extenso sa chevauchée héroïque en direction du redoutable « Mur » de Stockeu et des autres raidars de l‘épreuve. Le peloton est décimé au pied de ce dernier. Pas plus de trente silhouettes errantes zigzaguent à l’amorce des premiers pourcentages de la pente. Le Grammontois Rudy Pevenage, à deux pas de chez lui, caracole alors en tête avec près de trois minutes d’avance sur Bernard Hinault, reconnaissable à son bonnet de laine rouge et quelques autres coureurs dont Henk Lubberding (Ti-Raleigh), Silvano Contini (Bianchi) et « Didi » Thurau (Puch-Campagnolo-Sem) . A la bascule, le natif de Moerbeke a « égaré » les deux tiers de son pécule. Une minute après le « Blaireau », le rude Batave de Noord Deumingen, Hennie Kuiper, s’offre une randonnée pédestre du plus bel effet. Victime d’une chute dans les pourcentages les plus abruptes (21%), le pourtant Champion des « Labourés » de son pays cinq ans plus tôt, ne parviendra jamais à relancer la machine.
Déambulant plus que ne courant à côté de sa « bécane », le futur lauréat du « Ronde 1981 » parviendra tout de même à rejoindre le sommet, fourbu. Ereinté certes mais pas désespéré, le bougre. A l’avant, Rudy Pevenage poursuit sa progression même si celle-ci semble désormais sous la menace pressante de ses poursuivants. En effet, le trio composé d’Hinault, Lubberding et Contini reformé lors de la descente vers Stavelot, s’entend comme larron en foire et récupère même un Thurau en indélicatesse avec les changements de rythme sur la glace et un instant décramponné dans les derniers hectomètres de Stockeu. Pas le temps de conter fleurette que déjà se profilent les premiers contreforts de la Haute-Levée, rendant ainsi obsolète et vaine tout espoir de récupération. Au pied de la bosse, Pevenage fait toujours illusion trente secondes devant le quatuor lancé plein pot à ses trousses. Les premières dénivellations lui seront néfastes et à court terme fatales puisqu’il sera repris dans la foulée. A cet instant précis, la légende est en marche. Sans vraiment démarrer, sans vraiment donner le sentiment de vouloir asséner un uppercut assassin à ses compagnons de galère, le « Blaireau » abandonne, fort courtoisement d’ailleurs, un à un ces derniers. Inexorablement, Lubberding, Contini et Thurau lâchent prise sans pouvoir ne serait ce qu’esquisser la moindre réaction de défense, encore moins de rébellion. Le Breton ne procèdera, d’ailleurs, pas autrement quelques six mois plus tard, mais avec un peloton des plus conséquents, néanmoins,, sur les hauteurs de Domancy lors d’un autre chef d’œuvre du « bonhomme ». Dorénavant seul en tête s’échinant plus que virevoltant sur les pentes de « Haute-Levée », à quatre vingt bornes de Liège, crapahutant dans un blizzard Sibérien ahurissant, Bernard Hinault ne distingue guère que des silhouettes ou formes fugaces, éthérées et suit tel un automate blasé la frêle trace laissée par les véhicules ouvreurs le précédant.
Frisant l’hypothermie à tout instant le Costarmoricain bardé de givre n’en poursuit pas moins sa route infernale vers le néant. Imaginez, qu’à ce moment de la course, le « Blaireau » doit encore se coltiner les côtes du Rosier, de la Vecquée, de La Redoute, de Sprimont, de la Roche-aux-Faucon et enfin de Saint-Nicolas, excusez du peu. C’est nanti d’une totale béatitude hypnotique que le « naufragé de l‘apocalypse» appréhendera les ultimes difficultés du parcours. Il en conservera à jamais les séquelles. Gelé, c’est l’état de Bernard Hinault lorsqu’il parviendra enfin à Liège. Peu avant la ligne d'arrivée, cependant, le Breton, tel « César » saluant ses légions et ses centurions, aura un geste de gratitude envers ses équipiers regroupés derrières les baies vitrées de l'hôtel Ramada, dans lequel ils séjournaient. Frigorifié, l’une de ses phalanges bloquée par le froid et la glace accumulée sur un de ses doigts, Bernard Hinault ne dira mot. Le « Menhir d’Yffiniac » est un homme de terroir rompu, depuis sa plus tendre enfance, à l’absence chronique de plaintes futiles émanant de conditions atmosphériques exécrables voir abominables rencontrées ici et là. Pourtant, s’il n’est plus vraiment lui-même à l’arrivée, Bernard Hinault a tout de même fait du « Blaireau » sur sa « bécane ». C’est son label ce genre d’extravagante épopée. Le Batave Hennie Kuiper, que nous avions abandonné à Stockeu en proie à un destrier récalcitrant, coupera la ligne plus de neuf minutes (9’24’’) après le lauréat du jour, bien avant ceux, néanmoins, qui l’avaient précédé au sommet à savoir, Silvano Contini (12ème à 12'35") et Henk Lubberding (13ème à 16'03").
Pour la petite histoire, le Norvégien Jostein Willman sera le dernier classé…à la 21ème place à 27 minutes du Breton. Ce jour-là, Bernard Hinault est définitivement devenu « Grand », et entrera de plein pied dans la légende de son sport. Néanmoins, il serait quelque peu mesquin voir vil de ne pas associer à cet exploit hors norme les vingt et un « forçats de la route » qui sont parvenus tant bien que mal à négocier cette 66ème édition de Liège Bastogne Liège. C’est pourquoi je me permettrai de tous les citer : Bernard Hinault, Hennie Kuiper, Ronny Claes, Fons de Wolf, Pierre Bazzo, Ludo Peeters, Herman Van Springel, Guido Van Calster, Johan Vandevelde, Eddy Shepers, Gilbert « Gibus » Duclos Lassalle, Silvano Contini, Henk Lubberding, Stefan Muller, Pascal Simon, Jan Jonkers, Bert Oosterbosch, Paul Wellens, Frits Pirard, Jean Toso et Jostein Wilmann. En effet, si pour Bernard Hinault, le jeu en valait finalement la chandelle, pour les « saute ruisseau » arrivés à des années lumières, dans l’anonymat le plus complet voire le plus indécent, que pouvaient ils réellement espérer et retirer de pareille mésaventure. A l’instar, sans aucun doute des grognards de la « Grande Armée » fierté non feinte de Napoléon Bonaparte, en personne, au soir de la victoire d’Austerlitz, les vingt et un rescapés pourront alors s’exclamer à qui voudra bien les entendre, « Ce 20 avril 1980, j’y étais ! ».
Quelques semaines plus tard, Bernard Hinault décrochera la première de ses trois victoires sur le Tour d’Italie. Mais une douleur au genou l’empêchera de remporter sa troisième « Kermesse de Juillet » d’affilée au cours de l’été. Revanchard, le Breton deviendra pour la première fois Champion du Monde, à Sallanches, réalisant à nouveau un sacré numéro sur les pentes monstrueuses de Domancy.
Michel Crepel
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